La Belgique est aujourd’hui confrontée à un paradoxe majeur : elle se présente politiquement comme l’un des États les plus stricts d’Europe en matière migratoire, tout en laissant vivre sur son territoire une population estimée entre 100 000 et 150 000 personnes en séjour irrégulier. Une étude universitaire relayée par Myria situe ce chiffre autour de 112 000 sans-papiers pour l’année 2023. Cela représente l’équivalent d’une ville comme Namur, Louvain-la-Neuve ou Rouen : une population entière vivant, travaillant, tombant malade et élevant des enfants dans une zone grise, administrativement invisible mais omniprésente dans la réalité sociale du pays.
Sur le terrain, cette présence se mélange à une crise plus large : celle de l’asile. Depuis trois ans, des milliers de demandeurs d’asile se retrouvent régulièrement sans place en centre d’accueil, malgré un cadre légal qui impose à l’État de les héberger. Bruxelles, autour de la Gare du Nord et du canal, en est devenu l’illustration la plus visible : files d’attente devant les ONG, campements improvisés devant les bâtiments publics, squats temporaires où s’entassent des hommes seuls refusés par les centres. Les tribunaux ont condamné l’État belge à des milliers de reprises pour non-respect du droit à l’accueil. La frontière entre « demandeur d’asile non hébergé » et « sans-papiers vivant dans la rue » devient floue, contribuant à l’invisibilité statistique d’une partie des personnes.
D’un point de vue géographique, les personnes en séjour irrégulier ne proviennent pas d’un seul pays. Si certaines nationalités apparaissent régulièrement dans les rapports (Maroc, Algérie, Tunisie, Turquie, Afghanistan, Guinée, RDC), les flux sont diversifiés. Un grand nombre de personnes entrées légalement via un visa, une procédure d’asile, un regroupement familial glissent ensuite dans l’irrégularité à cause d’un refus, d’une expiration de titre, d’une rupture familiale ou d’une incapacité à fournir certains documents. Le phénomène n’est donc pas limité à quelques pays précis, mais repose sur une mosaïque de trajectoires individuelles.
Sur le plan social, les sans-papiers ont droit à une aide unique : l’Aide Médicale Urgente (AMU), prise en charge par les CPAS. En 2022, plus de 24 000 personnes en séjour irrégulier ont bénéficié de l’AMU. Pourtant, des études du secteur social estiment que seulement 10 à 20 % des sans-papiers sollicitent réellement cette aide, par manque d’information ou par peur de s’adresser à une administration. La Cour des comptes a relevé que 85 % des dépenses AMU concernent des soins hospitaliers, ce qui révèle un accès insuffisant à la médecine de première ligne. Beaucoup consultent trop tard, souvent via les urgences, ce qui augmente les coûts et aggrave les pathologies.
Une partie de ces personnes fondent une famille en Belgique. Les enfants nés de parents sans papiers n’acquièrent pas automatiquement la nationalité belge : ils héritent du statut précaire de leurs parents, même s’ils grandissent et sont scolarisés dans le pays. La législation belge garantit toutefois le droit à l’enseignement pour tous les enfants, quel que soit leur statut. Les écoles, tant francophones que néerlandophones, ont depuis longtemps développé des pratiques permettant l’inscription d’enfants sans documents, afin de respecter l’obligation scolaire. Les estimations disponibles évoquent entre 6 000 et 18 000 enfants sans papiers scolarisés en Belgique, mais les chiffres exacts restent inconnus. Beaucoup d’entre eux parlent français, néerlandais, wallon ou bruxellois, ont un ancrage local fort, mais restent dans un vide administratif qui risque de se prolonger à l’âge adulte.
La vie familiale elle-même se déroule parfois en dehors du cadre légal. Certains couples, notamment issus des communautés nord-africaines, choisissent ou sont contraints de recourir à un mariage religieux ou coutumier, comme le mariage Fatiha. Ce type d’union n’a aucune existence civile en Belgique et ne confère aucun droit en cas de séparation, de décès ou de litige. Il en résulte une exposition accrue des femmes et des enfants, et une impossibilité pour les autorités d’encadrer la situation juridique des familles. Ces pratiques ne sont pas propres à une nationalité : elles existent chez diverses populations migrantes pour des raisons religieuses, culturelles ou simplement administratives, quand l’accès au mariage civil est impossible faute de documents.
Sur le plan économique, la présence des sans-papiers est visible dans plusieurs secteurs structurants. Les rapports de Myria, de l’Inspection sociale et de Fairwork Belgium montrent qu’une part importante de cette population travaille dans la construction et la rénovation, l’Horeca, le nettoyage, l’aide domestique, les livraisons, ou encore certains secteurs agricoles. En 2023, Fairwork Belgium a reçu 662 signalements de travailleurs sans papiers victimes d’exploitation une hausse de près de 50 % en un an. Salaire sous-déclaré ou non payé, journées de 10 à 12 heures, absence de contrat, paiement en liquide et logement insalubre font partie des pratiques documentées. Dans certains cas, les personnes sont recrutées via des réseaux qui organisent travail, logement et transport, créant une économie parallèle difficile à détecter.
Une minorité des sans-papiers se retrouve également impliquée dans des activités illégales, parfois par contrainte. Certains jeunes migrants isolés sont exploités par des réseaux de criminalité forcée, notamment dans le trafic de stupéfiants. Les rapports de Myria insistent sur le fait qu’il s’agit souvent de victimes de traite, plus que d’auteurs volontaires. Leur vulnérabilité administrative absence de papiers, impossibilité de travailler légalement, absence de logement les rend particulièrement exposés aux réseaux criminels, qui les utilisent comme main-d’œuvre jetable.
Face à cette situation, la réponse politique repose largement sur la logique du retour. En 2023, environ 3 383 retours forcés et 3 267 retours volontaires ont été enregistrés. Ces chiffres, toutes nationalités confondues, restent faibles au regard du nombre total de personnes en séjour irrégulier. La Belgique a renforcé ses coopérations bilatérales avec plusieurs pays, notamment le Maroc, la Tunisie, l’Algérie, la Turquie ou encore la Guinée, afin d’organiser davantage de réadmissions. En 2025, un accord spécifique a par exemple été conclu pour faciliter le retour de ressortissants étrangers condamnés en Belgique. Malgré ces dispositifs, les retours demeurent structurellement limités, en partie parce que l’identification, la délivrance de laissez-passer et l’organisation du retour nécessitent la coopération active des pays d’origine.
Cette situation pose de manière récurrente la question d’une régularisation. La Belgique en a connu deux grandes : celle de 1999–2000, la plus massive, qui a permis à des dizaines de milliers de personnes de sortir de l’irrégularité, et une seconde vague autour de 2009–2010, dans un contexte de mobilisations sociales, ciblée sur les personnes intégrées ou présentes de longue durée. Les bilans de ces deux opérations montrent qu’elles ont permis à de nombreuses familles d’accéder à des droits, d’entrer dans le marché du travail formel et de contribuer économiquement au pays. Mais elles ont également soulevé des interrogations politiques, notamment sur le risque d’“appel d’air” et sur la difficulté de définir des critères équitables entre ceux qui seraient régularisés et ceux qui ne le seraient pas.
Aujourd’hui, aucune nouvelle régularisation n’est envisagée officiellement. Pourtant, les chiffres montrent une réalité durable : la Belgique cumule un stock de dizaines de milliers de personnes présentes depuis longtemps mais sans perspective de retour, un système d’accueil saturé, une économie qui dépend partiellement de travailleurs invisibles, des enfants sans statut mais scolarisés et socialisés en Belgique, et un appareil administratif dépassé. Dans ce contexte, la question d’une solution structurelle reste posée, qu’il s’agisse d’un cadre de régularisation ciblée, d’un mécanisme automatique pour les enfants et les familles ancrées durablement, ou d’un nouveau modèle européen de gestion de l’irrégularité.
En attendant une décision politique, la Belgique continue de vivre avec cette contradiction : un discours de fermeté d’un côté, et de l’autre, une réalité quotidienne dans les restaurants, les chantiers, les écoles, les hôpitaux et les rues de Bruxelles, où des dizaines de milliers de personnes en séjour irrégulier participent à la vie du pays tout en demeurant légalement invisibles.
Lahcen Isaac Hammouch
Journaliste et Correspondant de Entrevue.fr











