Bruxelles — Août 2025
En plein cœur de l’été, un projet revient dans les couloirs bruxellois avec une discrétion qui contraste avec son ampleur potentielle. Il porte un nom presque inoffensif : Chat Control. Pourtant, derrière ces deux mots se cache une proposition de règlement européen capable de bouleverser notre manière de communiquer. L’objectif officiel semble incontestable : protéger les enfants contre les abus sexuels en ligne. Mais la méthode retenue, elle, soulève un débat brûlant : instaurer un système capable de scanner, analyser et, au besoin, transmettre aux autorités le contenu de toutes nos communications numériques, des conversations WhatsApp aux photos partagées sur Messenger, des documents envoyés par e-mail aux fichiers hébergés dans le cloud.
Les partisans y voient un outil indispensable pour lutter contre un crime insoutenable. Les opposants, eux, parlent d’un saut vers la surveillance de masse, où chaque citoyen, même le plus irréprochable, deviendrait un suspect potentiel.
Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut remonter à quelques années en arrière. En 2020, la Commission européenne publie des chiffres glaçants : les signalements d’images pédopornographiques explosent, atteignant des dizaines de millions par an selon Europol et des ONG comme le NCMEC. Le confinement lié à la pandémie, l’explosion de l’usage des réseaux sociaux et des messageries ont offert aux prédateurs un terrain de chasse plus vaste que jamais.
Face à ce constat, le Parlement européen adopte en 2021 un règlement provisoire, rapidement surnommé “Chat Control 1.0”. Celui-ci permet aux plateformes, sur base volontaire, de scanner les messages non chiffrés pour y détecter des contenus pédocriminels. C’était censé être une mesure temporaire, mais la commissaire européenne aux Affaires intérieures, Ylva Johansson, juge cette approche insuffisante. Son idée est claire : passer d’un dispositif facultatif à un mécanisme obligatoire et universel, couvrant également les messages protégés par le chiffrement.
En mai 2022, la Commission dévoile sa proposition officielle, le “Règlement pour prévenir et combattre les abus sexuels sur mineurs” (CSAR). Derrière cette formulation neutre, une idée radicale : tous les services numériques, messageries, réseaux sociaux, services d’e-mail et de stockage, seraient tenus de scanner les contenus échangés, y compris ceux protégés par le chiffrement de bout en bout.
La clé technique se nomme “client-side scanning”. Autrement dit, le contenu serait analysé directement sur le téléphone ou l’ordinateur avant d’être chiffré. Officiellement, cela permet de conserver la sécurité du chiffrement tout en détectant les infractions. En pratique, cela transforme chaque appareil personnel en outil de surveillance. Dès l’annonce, les critiques fusent : ONG, experts en cybersécurité, défenseurs des droits numériques y voient une brèche inquiétante dans la protection de la vie privée.
La contestation est telle que le Parlement européen revoit sa copie. En 2023, il adopte une version largement modifiée : le chiffrement doit être préservé, et la détection ne peut viser que des utilisateurs déjà suspectés par la justice. Ce compromis est salué par les défenseurs des libertés, mais il ne convainc pas tout le monde. Les États les plus favorables à la ligne dure, la France, le Danemark, ne cachent pas leur frustration et espèrent un retour à la proposition initiale.
À Bruxelles, beaucoup sentent que le débat est loin d’être clos. Les partisans du texte originel se tiennent prêts à profiter de la moindre fenêtre politique pour relancer le dossier.
En juin 2024, le texte revient devant le Conseil de l’UE, qui réunit les gouvernements des États membres. Cette fois, il se heurte à une opposition ferme : l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne et d’autres pays dénoncent une atteinte disproportionnée à la vie privée. Le service juridique du Conseil appuie cette critique, soulignant que le dispositif pourrait violer la Charte européenne des droits fondamentaux et être retoqué par la Cour de justice de l’Union européenne ou la Cour européenne des droits de l’homme.
Pour les opposants, c’est une victoire. Dans les médias, certains annoncent que “Chat Control” est enterré. Mais quiconque connaît les arcanes bruxelloises sait qu’un projet de cette ampleur ne disparaît pas si facilement.
Le 1er juillet 2025, le Danemark prend la présidence tournante du Conseil. Dès le départ, Copenhague affiche ses priorités : faire avancer la lutte contre les crimes sexuels en ligne, et donc relancer “Chat Control”. La nouvelle version du texte reprend l’essentiel de la proposition initiale : scan systématique pour tous, sur tous les services, y compris chiffrés, et sans restriction aux seuls suspects.
Les pays favorables, Danemark, France, Belgique, Hongrie, Espagne, Italie, forment un bloc déjà solide. Si l’Allemagne se joint à eux, un vote pourrait avoir lieu le 14 octobre 2025. En cas d’adoption, une période de transition de 12 à 24 mois laisserait aux plateformes le temps de déployer le système.
Les promoteurs du projet avancent un argument central : il s’agit de sauver des vies et de protéger les plus vulnérables. Selon eux, les criminels exploitent le chiffrement pour agir en toute impunité, et le scanning local est le seul moyen de les arrêter. Ils insistent sur les garde-fous juridiques et sur le fait que seuls les contenus détectés comme suspects seraient transmis aux autorités.
En face, les critiques rappellent que le dispositif ne ferait pas la distinction entre suspects et citoyens ordinaires. Pour eux, c’est une forme de surveillance de masse préventive, contraire aux principes démocratiques. Ils soulignent aussi les risques techniques : une faille créée pour les forces de l’ordre pourrait être exploitée par des pirates informatiques ou des régimes autoritaires. Les chiffres sur les faux positifs, parfois estimés à plus de 80 %, alimentent également les inquiétudes.
Concrètement, si le règlement est adopté, chaque message, photo ou vidéo que vous enverrez via un service concerné sera scanné sur votre appareil. Si l’algorithme le juge suspect, une copie en clair sera envoyée à une plateforme centrale pour analyse humaine, puis éventuellement à la police. Vous n’en serez pas informé. Et cela ne concernera pas uniquement les criminels : tout le monde y passera.
Pour beaucoup, cela revient à placer toute la population sous un contrôle invisible mais constant, une ligne rouge que l’Europe n’avait jamais franchie jusqu’ici.
Protéger les enfants est un objectif noble et nécessaire. Mais à quel prix ? Le projet “Chat Control” pose une question qui dépasse la technologie : sommes-nous prêts à accepter que chaque communication privée soit passée au crible au nom de la sécurité ? Une fois cette porte ouverte, rien ne garantit qu’elle ne servira pas à d’autres fins. Le vote prévu à l’automne pourrait bien marquer un tournant historique : celui où l’Europe choisira, ou non, de basculer vers une surveillance généralisée de ses citoyens
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